top of page

L'école de la sincérité - Jacques Copeau

Hippolyte Broud

Certains textes sont plus que d’autres désignés pour prendre le chemin de l’antenne. Et je ne crois pas que cela soit forcément les plus médiocres. Au contraire. Au premier rang d’entre eux, je placerai les textes de poésie et, parmi eux, les plus délicats, les plus subtils, ceux qui empruntent pour s’exprimer le mode intime et confidentiel. Et d’ailleurs je constate que ce sont ceux-là que préfèrent les jeunes interprètes. La radio est un instrument qui vous parle à l’oreille dans une chambre silencieuse... c’est un instrument qui permet au poète d’aller trouver chez eux, dans le monde entier, des millions d’auditeurs, et de faire sa confidence en élevant à peine la voix. Quand on y réfléchit, il y a là un phénomène qui touche vraiment au merveilleux et qui me paraît tout à fait d’accord avec la nature de la poésie...

Le microphone, comme le microscope et comme la caméra, grossit, accuse, exagère tout ce qu’il saisit. Devant le microphone, il faut réprimer les habitudes du jeu scénique : la gesticulation (qui se sent), les attaques abruptes (qui produisent de l’insécurité), les brusques écarts de ton (qui nuisent à la perception distincte). Dans tous les tons, il faut soutenir l’émission de la voix- parce que ni la mimique du visage, ni celle du geste, ne sont là pour compléter le sens, pour rendre intelligible par le jeu ce qui n’est pas nettement audible par la diction.

L’interprétation devant le micro est une lecture. Les jeunes acteurs se trouvent décontenancés par ce vide, devant ce rien. Ils nagent. Ils battent de l’aile. Ils cherchent un point d’appui et ils croient le trouver sur quelques attitudes de théâtre qui les font s’orienter vers leur partenaire et se détourner du micro.

L’attitude devant le micro est une attitude purement intérieure. La voix s’accroche au micro, fait corps avec lui. Elle ne flotte pas dans des espaces inhumains, elle est maîtresse d’elle même, proportionnée dans son étendue, sa percussion, son volume.

Ce ton modéré, ce ton discret et tout intime où s’insèrent les moindres inflexions d’une voix, les moindres nuances d’une sensibilité et jusqu’aux moindres tics d’une personne, si bien que l’auditeur croira, au bout d’un certain temps, connaître le personnage qui lui parle, mieux que s’il avait vu son visage, ce ton, à lui seul, ouvre un champs considérable à l’art du micro, un champs qui lui est propre, qui lui est exclusif (...)

Déchargé du souci de la mémoire puisqu’il garde le texte sous les yeux, délivré du trac puisqu’il opère en vase clos, ne dépendant que de soi-même et de sa propre inspiration puisque les réactions du public ne l’atteignent plus, préservé de ces accidents matériels de décors, de costume ou d’accessoire qui souvent dépossèdent un acteur sur le plateau, enfin, réduit à la saine nudité, purifié par ce tête-à-tête avec le texte qui, seul, nourrira son intelligence et sa sensibilité, condamné de plus à une immobilité qui devrait être pour lui le garant d’une concentration intense, n’attendant enfin le témoignage de sa sincérité que d’un instrument unique : sa voix.

L’acteur devant le micro, à condition qu’il y soit préparé par une étude approfondie et par un nombre de répétitions convenable, devrait trouver des conditions idéales pour reconstituer et manifester cette unité, cette pure harmonie, cet équilibre parfait dont nous avons dit que la scène tenait plutôt à le frustrer.

Quiconque sait obtenir cette présence de la voix au micro, quiconque sait à ce point se concentrer sur sa voix, procurera à l’auditeur cette extraordinaire impression d’être touché par la voix humaine en tant qu’elle est la pure expression des sentiments et des idées, la messagère de l’âme. Si le lecteur isolé d’un texte, dans une cabine nue, devant ce petit appareil nickelé et froid, a conscience de s’adresser personnellement à travers les airs, à des milliers de kilomètres, à un homme ou à une femme que sa voix distrait, console ou exalte, c’est un sentiment qui relève sa fonction.


Privée de visage, privée de l’autorité du regard, privée de main et de corps, la voix de celui qui parle au micro n’est pas désincarnée. Au contraire. Elle traduit l’être avec une fidélité extrême. Elle le traduit même avec indiscrétion.

La voix qui n’a rien dans le coeur ni dans la tête ne peut guère toucher au micro.

La voix, surtout s’il s’agit d’une jeune voix, qui fait un effort cruel pour dépasser sa puissance naturelle, est inécoutable.

L’école de la radio pourrait donc être une école de la sincérité.

Jacques Copeau, Registres III



bottom of page