"Les points, dans les vieux manuscrits arabes, sont marqués par des soleils respiratoires... Respirez, poumonez! Poumoner, ça veut pas dire déplacer de l’air, gueuler, se gonfler, mais au contraire, avoir une véritable économie respiratoire, user tout l’air qu’on prend, tout l’déprenser avant d’en reprendre, aller au bout du souffle, jusqu’à la constriction de l’asphyxie finale du point, du point de la phrase, du poing qu’on a au côté, après la course. Bouche, anus. Sphincters. Muscles ronds fermant not’tube. L’ouverture et la fermeture de la parole. Attaquer net (des dents, des lèvres, de la bouche musclée) et finir net (air coupé). Arrêter net. Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre croquer et déglutir, se demander ce que ça mange là-bas, sur ce plateau. Qu’est-ce qu’ils mangent? Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition. Des bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment par les mangeuses (lèvres, dents); d’autres morceaux doivent être vite gobés, déglutis, engloutis, aspirés, avalés. Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche, mastique, cannibale! Aïe, aïe! ... Beaucoup du texte doit être lancé d’un souffle, sans reprendre son souffle, en ‘usant tout. Tout dépenser. Pas garder ses petites réserves, pas avoir peur de s’essouffler. Semble que c’est comme ça qu’on trouve le rythme, les différentes respirations, en se lançant, en chute libre. Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes, en tranches intelligibles -comme le veut la diction habituelle française d’aujourd’hui où le travail de ‘acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d’intentions, à refaire en somme l’exercice de segmentation de la parole qu’on apprend à l’école:phrase découpée en sujet-verbe-complément d’objet, le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer qu’on est un bon élève intelligent-alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d’air, un tuyau à sphincters, une colonne à échappée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pression. Où c’est qu’il est l’coeur de tout ça? ... Est-ce que c’est l’coeur qui pompe, fait circuler tout ça? ... Le coeur de tout ça il est dans le fond du ventre, dans les muscles du ventre. Ce sont les même muscles du ventre qui, pressant les boyaux ou poumons, nous servent à déféquer ou à accentuer la parole. Fait pas faire les intelligents, mais mettre les ventres, les dents, les mâchoires au travail. "
Valère Novarina, Le théâtre des Paroles